Lorsque Marie-Clémentine Valadon, le lendemain de Noël 1883, vers 13 heures, mit au monde, 10, rue du Poteau, au pied de la Butte Montmartre, l’enfant qu’elle prénomma Maurice, on ne sait si ce fut pour elle un soulagement ou un fardeau.
Maurice Utrillo, c’est d’abord une naissance illégitime à Montmartre ; la mère elle-même enfant naturelle, modèle pour des peintres de renom comme: Renoir, Toulouse-Lautrec, Zandomeneghi, Puvis de Chavannes.
Avant de devenir peintre à son tour et célèbre sous le nom de Suzanne Valadon ; quant au père, est-il un certain Boissy ou quelqu’un d’autre parmi ceux qui sont passés dans la vie plutôt orageuse de cette femme ? A moins que ce ne soit réellement ce Miguel Utrillo y Morlius, architecte, peintre, décorateur et critique littéraire catalan qui acceptera, peut-être par simple bonté d’âme, de reconnaitre l’enfant et de lui donner la première partie de son nom.
Utrillo, c’est une lourde hérédité, comme il y en a dans des personnages d’Emile Zola traduite par un alcoolisme aussi précoce que tenace. Crises nerveuses et accès de folie d’origine éthylique, séjours en maison de santé et tentatives de suicide. Des violences, conduisant leur auteur irresponsable au poste de police…..
Ou c’est du moins, après un court essai de travail dans une banque, qui se termine mal, une vie de bohème ayant pour théâtre favori les bistrots de Montmartre et pourtant aussi pour cadre paradoxal, pendant quelques étés, un château sans confort dans la région lyonnaise. C’est l’exploitation du talent par un marchand rapace, puis le succès vite dilapidé par la boisson. Utrillo, c’est un attachement passionné pour sa mère, perturbée dans ses relations amoureuses, pourtant assez lointaine, qui ne craindra pas de prendre pour amant le meilleur ami de son fils, André Utter – de vingt ans plus jeune qu’elle – avant d’en faire son second mari…
C’est un baptême tardif qui débouchera sur une foi sincère. Mariage inattendu avec la veuve d’un banquier belge; motif de jalousie pour la mère, mais aussi source de réconfort pour l’âme blessée du peintre.
Voilà résumée à grands traits – il y a maintes biographies qui en font connaître le détail – cette vie qui semble à beaucoup d’égards avoir été tracée par le destin comme une démonstration de la misère humaine… »
« …Alcoolique ? Fou ? Génie en quête de soi ? Quelle étiquette – s’il en est besoin d’une – encoller sur Utrillo ?… »
Toujours est-il que le fils comme la mère ressortaient d’un atypique lignage : nés tous deux d’un père anonyme, ils allaient hériter de cette ascendance incertaine et payer le lourd tribut que levait la société bien pensante sur ce genre de manquement à l’ordre moral.
Suzanne Valadon, Maurice Utrillo, André Utter… Une triade maudite ! La légende que ces personnalités extrêmes ont engendrée sur le terreau mythique de la Butte a empreint d’une matière incontournable l’histoire de l’art. Jean Fabris, “Utrillo, Folie?”, Paris 1992
Les différentes périodes de Maurice Utrillo
- 1904 – 1906 : Période Montmagny.
- 1907 – 1908 : Période impressionniste.
- 1909 – 1914 : Période blanche.
- 1922 – 1955 : Période colorée.
Marie Clémentine Valadon née le 23 septembre 1865, de père inconnu, à Bessines-sur-Gartempe, dans le Limousin. La grand-mère d’Utrillo, après avoir élu différents domiciles, s’établit impasse Guelma, à Montmartre. Un choix qui n’allait pas être sans conséquence, puisque la lingère installait son « commerce » de blanchisserie à proximité d’ateliers d’artistes nouvellement construits…
Très vite elle apprit à maîtriser sa condition de femme, s’efforçant d’en convertir les handicaps en atouts. Attentive à plus de sécurité matérielle, elle se rapprocha de Puvis de Chavannes : elle devint son modèle, il devint son amant. Clémentine Valadon, Suzanne pour les intimes, c’est Nana de Zola que l’on convoite pour son charme et sa beauté. Dans l’acte de naissance de son fils, elle se dit « couturière ». On peut supposer qu’elle passait plus de temps à tisser ou à dénouer des aventures sentimentales qu’à tirer l’aiguille ou tenir le fer.
Avant de devenir le modèle (et la maitresse) de Puvis de Chavannes, elle avait fait la rencontre de Miguel Utrillo y Morlius. Au bas d’un portrait à la mine de plomb qu’il réalisera d’elle, on pouvait lire : Souvenir de la guerre de sept ans ! Dédicace éloquente en guise d’épitaphe !
Lassé des amours tumultueuses, l’amant blessé retournera en Espagne pour plusieurs années. De retour à Paris, il reconnaissait, en 1891, Maurice Valadon comme son fils en demandant pour lui la nationalité française. Puis celui qui fit découvrir Montmartre et Paris à Pablo Picasso disparut, définitivement cette fois.
A fréquenter les peintres, Clémentine, devenue Suzanne Valadon, se découvrit du talent. Prenant son fils ou la fille de sa concierge comme modèles, elle produisit de très beaux dessins….Suzanne se lança avec frénésie dans le monde des arts. On la surnomma d’ailleurs la terrible Maria ! Elle posa pour Toulouse-Lautrec et Renoir. Elle fit la connaissance de Degas grâce au sculpteur Bartholomé. Degas, le maître découvrit ses dessins avec enthousiasme : « Ma fille, c’est fait. Vous êtes des nôtres », s’écria-t-il. Tout s’enchaîna très vite pour Suzanne. Elle peignit ses premières huiles, dont le célèbre portrait d’Erik Satie, avec qui elle eut une courte liaison. Et puis, en 1895, ce fut la consécration : elle était admise à exposer à la Nationale…
Suzanne Valadon meurt le , entourée de ses amis peintres André Derain, Pablo Picasso, Georges Braque et Georges Kars, lequel dessine son ultime portrait ce jour-là. Elle est inhumée au cimetière parisien de Saint-Ouen.
André Utter ( Paris, 1886 – Paris, 1948)
1886-1908: une vocation de peintre
20 mars 1886: naissance d’André Utter à Paris au pied de la Butte Montmartre dans une famille modeste d’artisan originaire d’Alsace. Son père, Aloïse Utter est plombier-zingueur et avec son épouse Eugénie Fischer, il va élever trois enfants, dont deux filles, Germaine et Gabrielle. Après 1890: Utter suit les cours de l’école primaire et a comme condisciple dès la maternelle Edmond Heuzé, fils d’un artisan tailleur. D’après Crespelle, vers 11 ans ses parents lui achètent «pour ses étrennes une boîte de peinture » qu’il partage avec son ami Heuzé, peignant sur le motif en s’inspirant de l’exemple des rapins rencontrés sur la Butte. Autodidacte, intelligent et observateur, Utter vit dans un milieu exceptionnel, puisqu’à l’aube du XXe siècle, la Butte Montmartre est devenue le laboratoire mondialement reconnu de l’art vivant. Il aime écouter, parler, se cultiver. Très tôt, il visite des musées. Il fréquente non seulement le fameux Lapin Agile, rendez-vous de l’avant-garde, mais aussi le Bateau-Lavoir de Picasso et de ses compagnons poètes et peintres, Max Jacob, Salmon, Apollinaire, Derain, Coquiot, Warnod… Beaucoup de ces artistes deviendront des amis qu’il conservera sa vie durant. Il rencontre Utrillo et deviendra son ami.
1906-1908: Modigliani, Utrillo, Valadon
Utter est réformé temporaire en 1906, conséquence probable d’une vie trop dissipée à Montmartre. Envoyé en 1906-1907 se reposer chez ses grands-parents dans un pavillon de la Butte Pinson, il retrouve par hasard Utrillo qu’il ramène ivre chez sa mère, faisant ainsi la connaissance de Suzanne Valadon, épouse de Paul Mousis. En 1907-1908 Modigliani et Utter deviennent des amis intimes. Warnod cite des fêtes mémorables rue du Delta, fin 1908. Utter qui a définitivement abandonné l’atelier de son père travaille un temps, ouvrier en cotte bleue, à la Centrale électrique Trudaine, illuminant la Butte.
1909-1913: rencontre décisive avec Valadon, l’atelier du 12 rue Cortot
1909-1910: Utter devient l’amant de Suzanne Valadon, de 21 ans son aînée. Elle divorce en 1910 et habite 5 impasse de Guelma. Severini fait le portrait d’Utter, tandis que Valadon le représente dans plusieurs toiles importantes. Utter a une influence bénéfique sur sa compagne qu’il encourage à peindre de grandes compositions, tandis que lui réalise des œuvres de qualité, dont le Portrait d’Utrillo de 1910 du Musée national d’art moderne. En 1911 André Utter, Suzanne, accompagnée de sa mère Madeleine et d’Utrillo rejoignent le 12 rue Cortot. Vers 1912 Utter est remarqué par Coquiot qui achète ses œuvres et le recommande à ses amis, dont Zamaron. 1912 : A la suite de la cure d’Utrillo à Sannois, Utter et sa famille partent se reposer et peindre à l’île d’Ouessant en août-septembre. 1913 : Apollinaire le cite dans sa chronique du Salon des Indépendants publiée dans Montjoie du 18 mars : « Utter envoie Trois Grâces d’un réalisme très poussé ; talent qui se développe ». À la fin de l’été et au début de l’automne 1913, le trio gagne la Corse et séjourne quelques mois à Corte et Belgodère, avec leur ami Chaudois. Utter peint des paysages, dont Le Pont dans la campagne et le Portrait de Valadon se coiffant conservé au Petit Palais de Genève ainsi que son Autoportrait du musée de Sannois (circa 1913).
1914-1918: la guerre et la découverte des paysages du Beaujolais
1er septembre 1914: Utter épouse Suzanne Valadon. Le 30 septembre, il s’engage et rejoint son régiment. Son activité picturale se réduit forcément, sauf à l’occasion de quelques permissions, comme en 1916 où il peint un Arlequin et pendant sa longue convalescence à la suite d’une grave blessure en 1917. Sa femme le rejoint alors et ils découvrent les paysages du Beaujolais. Le Nu daté 1917 est sans doute posé par Valadon. De cette époque daterait leur amitié avec la famille Pré qui a une propriété viticole près d’Anse. En mai 1917, exposition « Utrillo, Valadon, Utter» chez Bernheim-Jeune.
1919-1922: intense activité picturale au 12 rue Cortot
Utter se remet à peindre sur fond de querelles avec Suzanne et d’excentricités de Maurice (d’où la légende de la « Trinité Maudite ») tout en se faisant le «manager» de ses deux compagnons, les défendant efficacement auprès des marchands. Il assume le rôle de chef de famille à l’égard d’Utrillo, sur la demande expresse de Valadon. Vers 1919 il peint, entre autres, La maison dans les arbres, rue Cortot, ainsi que Nature morte à la coupe de fruits à l’éclatante palette valadonienne. Avec les grandes natures mortes des années 20, plus complexes, il évolue vers une écriture personnelle et une palette nouvelle. Nature morte au vase de fleurs exposée en 1920 chez Léonce Rosenberg, Galerie de l’Effort Moderne. Nature morte aux moules à gâteaux exposée au musée de l’Ain en 1965. La Maison du vigneron peinte en Beaujolais en 1921 s’inscrit dans cette évolution annonçant la palette de Saint-Bernard. Période féconde pour Utter qui expose également avec Utrillo et Valadon chez Berthe Weill en 1921. La galerie Dalpayrat de Limoges expose le trio en 1922. Le trio voyage au printemps 1921 dans le Beaujolais chez les Pré, ainsi qu’à Genêt en Normandie en 1922.
Utter et Valadon ne cesseront pas de se revoir, à Paris, jusqu’à la mort soudaine de Suzanne, le 6 avril 1938. Utter rassemble des notes sur sa femme pour écrire une biographie, notes jamais éditées mais conservées au Centre Pompidou. Il publie le 28 octobre 1938 un article La carrière de Maurice Utrillo dans la revue Beaux-Arts. Pour vivre, Utter continue de peindre des portraits mondains, des natures mortes et des paysages. En 1943, il vend Saint-Bernard, donne ses toiles ou dessins à des amis et retourne 12 rue Cortot. Sortant du Lapin Agile, Utter prend froid et meurt d’une pneumonie à 62 ans, le 7 février 1948. Dorgelès prononce le discours funèbre. Utter repose auprès de sa femme au cimetière de Saint-Ouen. Sa dernière toile, Autoportrait (inachevé) conservé au musée de Bourg-en-Bresse, traduit comme celui de 1935 le désenchantement d’un peintre doué que la vie n’aura pas épargné, sous le masque du bon vivant qui aimait tellement le Lapin Agile.